Curieuse demande [PV Sveinn]

Le grand bonhomme ne tarda pas à se montrer. A la base, il était assis dans la petite pièce annexe à la salle d'entrainement, qui lui servait de bureau. Là, il prenait des notes sur ses élèves, les idées qu'il avait pour la leçon d'après, et surtout, il faisait la comptabilité du trafic d'arme de l'organisation. Il y gérait aussi les autorisations, vérifiait que les bonnes personnes avaient reçu les bons pots de vins, enfin... Il faisait son boulot, en gros. Il était au beau milieu d'une réflexion intense lorsqu'il entendit des bruits de pas approchant.
Il était assez tard, les leçons étaient terminées depuis plusieurs heures, et lui-même pensait ne plus trainer trop longtemps avant de partir... Qui cela pouvait-il être ? Machinalement, il porta sa main à la garde de son énorme épée, posée en équilibre contre le bureau en bois. Il se leva sans bruit et attendit. Quelques secondes plus tard, une petite voix se fit entendre, elle le demandait lui.

L'armurier des Ombres se relaxa, referma le cahier sur lequel il travaillait, et se dirigea vers la grande salle d'entrainement à son aise. Cette fameuse pièce était assez large : une arène circulaire de dix mètres de diamètre, recouverte au sol d'un épais tapis en cuir et aux murs par de multiples armes de tous genres, matériel indispensable aux leçons. Il arriva là donc, et reconnu, à l'autre bout de la pièce éclairée par une énorme torche pendue du plafond par de grosses chaines, Ellen Desenae. Qu'est-ce qu'elle lui voulait, encore ? Jamais moyen d'être tranquille, ces temps-ci... Peut-être parce que tout avait tendance à accélérer en ce moment. L'action semblait imminente...

"Mademoiselle. Puis-je vous aider ?"

La voix était profonde, le ton était froid. Il n'y avait aucune agressivité dans ce qu'il avait dit, mais, à vrai dire, pas non plus de gentillesse. Il voulait une réponse, vite. C'était pas le jour à lui faire perdre du temps pour des futilités. Elle avait intérêt à avoir une sérieuse raison pour être venu jusque là...

Sveinn ne sourcilla même pas. Il laissa un silence embarrassant s'installer à son aise, l'écho de la voix de la jeune femme disparaissant peu à peu. Elle voulait apprendre à se défendre ? Et elle venait lui demander à lui ? Il devait faire quoi, lui enseigner des bases -insuffisantes pour ce qu'elle demandait, qui plus est- ? Soit. Si c'était ce qu'elle voulait, après tout. Pourquoi pas... Et puis c'était vrai qu'elle avait un rôle assez important à jouer ; fallait pas qu'elle se fasse trucider. Pas maintenant.

"Je vois."

Cinglante réponse pour une question si sérieuse... Bien que ce n'était pas vraiment explicite, c'était une façon de dire "oui" pour Sveinn, dans le cas présent. Il se retourna, marcha droit vers l'un des murs et resta en contemplation devant l'étalage d'armes. Il hésita un instant puis se saisit d'une énorme double hache à deux mains, avec un manche en bois massif de près d'un mètre cinquante de long pour une lame ronde de facilement quarante centimètres de rayon. Une bonne machine à tuer pour bon bourrin.
Il retourna tout prêt de sa nouvelle élève et lâcha le massif objet à quelques centimètres de ses pieds. Avec un lourd bruit mat, la hache heurta le tapis de cuir et ne bougea plus.

"Essayez de soulever ca. Juste pour voir."

Il n'attendit ni réponse ni réaction pour s'éloigner à nouveau. Il retourna dans la petite salle annexe et revint rapidement (en même temps, avec la longueur de ses enjambées, il aurait difficilement pu mettre des heures) avec un assez long coffret en bois foncé. Il le posa au sol, se baissa pour l'ouvrir, et Ellen put alors y découvrir un tissu rouge bordeaux orné de broderies dorées. Il retira une couche de tissu et laissa la jeune fille admirer les quatre objets que le coffret contenait réellement : quatre dagues de longueurs légèrement différentes. Chacune différait également par la couleur de la lame et de la garde ; ca allait du plus clair au plus foncé. Elles étaient assez belles...

"Vous ne pouvez simplement pas soulever cette hache. C'est pas le type d'arme qui vous conviendrait, de toutes façons. Cette hache est géniale pour tailler un chemin dans les rangs ennemis ou trancher le tronc d'un arbre. Mais ca ne vous intéresse pas, vous... Vous, vous voulez juste survivre. Pas besoin de plus qu'une dague pour ça. Prenez celle de votre choix dans le coffret."

Le maître d'arme la regarda choisir la lame, un air impassible sur le visage. Il attendit à nouveau un long moment (enfin, pas vraiment long, mais il devait paraître long pour Ellen, au moins) avant de se baisser, refermer soigneusement le coffret et de s'en saisir pour aller le poser sur une table qui se tenait dans un coin de la pièce. On pouvait dire qu'il ne l'avait pas arnaquée... Ces dagues étaient de loin les meilleurs armes que les Ombres possédaient dans la catégories des lames courtes. Très légères, fort bien aiguisées, parfaitement équilibrées et vraiment très résistantes. Un travail de grand maître forgeron.
Il revint ensuite vers elle et commença directement les explications, sans prêter attention à ce qu'elle lui avait dit.

"Bien. Une dague n'est pas un poignard ni une épée. C'est une arme toute particulière, unique en son genre. Bien maîtrisée, elle permet de contrer les coups, de menacer, ou, bien sur, de tuer."

Il continua son chemin en passant derrière elle, jusqu'à l'autre bout de la pièce où était installé là un grand mannequin en paille, aux proportions et formes humaines. Il y avait de nombreuses entailles dessus à divers endroits, le bout du "bras" droit ne tenait plus que par quelques fils, enfin... Lui aussi avait déjà beaucoup vécu. A côté de lui, il y avait deux trois cibles (elles aussi remplies de coups et abimées de partout), avec des haches plantées plus ou moins au centre. Sveinn frappa de son poing sur le mannequin pour le désigner et lança, sur un ton tranquille :

"Montrez moi où et comment vous planteriez votre arme 'dans' un ennemi mortel. Ne soyez pas timide, surtout... La dague est résistante et le mannequin fait pour se faire massacrer. Si vous le jugez nécessaire, mettez-y tout votre force."

Le maitre d'arme sourit et se dégagea, invitant ainsi son élève à venir s'essayer au massacre d'épouvantail. Elle avait de la chance, généralement il ne laissait pas le droit à ses apprentis le droit de s'y attaquer avant des mois... Mais là il fallait faire les choses en accéléré, et donc adapter sa façon d'enseigner. Qui sait, il allait peut-être être surpris ? Il la laissa s'approcher à son aise, puis rajouta, comme pour lui mettre la pression :

"Suivant la façon dont vous exécuterai cette tâche, j'adapterai ma leçon. C'est pour déterminer votre... Niveau naturel et instinctif dans le maniement de la dague, si on peut dire ca comme ca."

Le maître d'arme resta de marbre. Il fixa la scène un instant, sans même hausser les sourcils, ni soupirer, ni même s'énerver. Il savait qu'il devait s'attendre à se retrouver face à un débutant complet. Ca ne lui posait pas de problème, en fait. La seule à qui ça pourrait poser un problème n'était autre qu'Ellen elle-même ; dans l'idée du maître d'arme, le niveau qu'elle désirait atteindre était un objectif réellement accessible ; mais le chemin pour y arriver serait sans doute assez long. Hors, le temps, ce n'était pas vraiment ce dont ils disposaient le plus... Si elle s'appliquait vraiment bien pendant les leçons et qu'elle venait les suivre une ou deux heures par soir tous les soirs, elle pourrait espérer devenir un véritable caïd en... Trois, quatre, cinq mois ? Peut-être plus, peut-être un peu moins.

Sveinn se baissa, ramassa la dague par la poignée, la pointa vers sa nouvelle élève, lança une impulsion dans son poignet et fit sauter l'instrument de mort dans l'air, puis la réceptionna avec doigté en l'attrapant par la lame. Il la tendit enfin à sa propriétaire et se mit à parler, sur un ton calme et posé.

"C'est donc de ce niveau là que nous partirons."

Il attendit qu'elle fisse un mouvement pour récupérer son bien avant de continuer :

"Il faudra rester motivée, mademoiselle. Je suis prêt à m'engager à vous offrir une formation accélérée des plus intensives. Je peux vous garantir que d'ici quelques mois, si vous acceptez la simple condition de ne jamais rechigner à fournir l'effort que je vous demanderai de fournir, vous serez prête."

Une fois qu'elle eut récupéré son arme, il s'éloigna un peu en lui tournant le dos. Il réfléchit quelques instants, silencieusement. Il s'approcha de l'un des murs, à quelques mètres de là, et en détacha un poignard de lancer, premier d'une série de six.

"Ce premier cours sera surtout théorique."

Il prit la lame du poignard entre le pouce et l'index de sa main droite, leva le bras. Il lança le couteau avec un geste expert et la lame vint se planter dans la tête du mannequin. Il aurait été pile entre les deux yeux du pauvre bougre s'il en avait eu.

"Travaillons avec des règles. Chaque fois que vous en enfreindrez une dans une situation réelle, vous mourrez. Simple, non ?"

Il détacha le second poignard, inspira, et le lança avec la même dextérité que le premier. Après avoir suivi une trajectoire quasi parfaite, le poignard s'enfonça jusqu'à la moitié de sa lame au niveau du cœur de la cible.

"... Et vous avez déjà violé sauvagement la première de ses règles sans vraiment le savoir... Hm, comment dire ? Pour faire simple : ne lâchez jamais votre arme. Elle tombe au sol, vous êtes finie."

Le poignard suivant (car il recommença son petit manège de la même façon) finit sa course dans le cou du bonhomme, en plein de sa pomme d'Adam.

"Ensuite... Règle numéro deux ! Toujours vous assurer de connaitre le nombre d'ennemis en face de vous. L'un d'entre eux échappe à votre regard, et il vous poignarde dans le dos."

...Nouveau lancé, nouveau point vital montré à Ellen : ce que représentait sur la cible le plexus solaire.

"Règle numéro trois. Ne jamais avoir pitié d'un mec qui a tenté de vous liquider trente secondes plus tôt."

Il accéléra alors les choses ; il prit les trois derniers couteaux et les lança très rapidement les uns à la suite des autres sans rien dire, et ils se plantèrent à divers endroits du corps du mannequin. Il s'approcha de son oeuvre terminée, et eut un petit soupir de fierté. Ca faisait des années qu'ils n'avait plus balancé de poignard, mais il avait gardé la main. Enfin, presque, deux des points étaient très légèrement décalés, mais c'était plus à cause des nombres encoches déjà effectuées à l'avance par les derniers à s'y être essayés qu'à cause d'une imprécision du lanceur.

"C'est plus ou moins ça. Les six points vitaux principaux. Mais, franchement, ca vaut pas beaucoup la peine de les retenir, car il sont souvent les mieux protégés par les bonnes armures. En gros, ca marche quand le mec en face à pas une grosse armure de plaques sur les épaules."

Le truc qu'il détestait dans le métier d'enseignant, c'était le nombre de choses qu'il devait dire. C'était pas dans ses habitudes d'être super causant, du coup ça lui faisait bizarre.

"Garde à l'esprit qu'un bon coup avec une arme tranchante dans la tête, c'est mortel. Toujours, surtout avec ton style de combat, toujours viser la tête. Tu te compliques pas la vie, okay ?"

Il désigna la dague d'Ellen du doigt en continuant son cours :

"Ce qu'il faut avant tout, c'est que tu connaisses ton instrument aussi bien que n'importe qu'elle autre partie de ton corps. C'est le but en fait ; cette dague doit faire partie de toi. Tu doigt aussi bien connaitre sa longueur que l'envergure de tes bras ; tu dois aussi bien savoir son poids que le tient. Je veux que tu la regardes tous les soirs avant de dormir ; que tu admires son tranchant, que tu la respecte en tant qu'objet, que tu l'imagine dans ton sommeil. Là, seulement là, elle pourra être efficace."

Il sourit et ajouta :

"Pour ce qui est des autres règles, ca peut attendre. Elles vous apparaitront d'elles-mêmes au cours des prochains entrainements... Tout vous dire dès le début serait trop simple. Formation accélérée, mais pas bâclée. Des questions ?"

Fidèle à lui-même, Sveinn garda le silence un instant après qu'Ellen eut fini de parler. Il hocha la tête, montrant ainsi qu'il avait saisi la raison qui avait pousser la jeune femme à poser cette question et lança un regard vers un autre côté de la pièce où se trouvaient des poids et autres haltères, rangés par ordre de masse croissante.

"Savoir se battre ne consiste pas juste à manier une arme correctement. C'est un travail sur le corps tout entier."

Il releva un peu la manche droite de sa tunique avec sa main gauche et désigna l'imposant tas de muscle qui lui servait accessoirement de bras en continuant son explication :

"Ceci est le moteur de mon arme. Ce qui donne ma force de frappe. Sans cette force, je me retrouverait dans la même situation que vous, Mademoiselle. Je ne pourrais même pas soulever la hache de tout à l'heure."

Il s'avança vers Ellen d'un pas, plia les genoux et abaissa sa vieille caboche au niveau de la tête de son interlocutrice. Quelque chose dans son regard avait légèrement changé... Il semblait à la fois encore plus sérieux et plus sincère... Ce qu'il s'apprêtait à dire était capital, il voulait marquer l'esprit de sa nouvelle apprentie.

"Mais ce n'est pas pour autant que je serais un mauvais combattant. Je serais juste obligé à adapter mon style de combat."

Il baissa légèrement le ton de sa voix, la modula pour qu'elle ait l'air un peu plus amicale et reprit :

"Mademoiselle. Ce que je vais vous dire est très important. Je sais que même avec la volonté la plus inébranlable... Vous allez, et ce dans un avenir pas si lointain, avoir envie de baisser les bras. Vous penserai que jamais vous ne serai capable de rivaliser avec un mâle bien construit dans un combat singulier, et que tout ceci n'a aucun sens... Mais il n'y a pas que la force physique qui compte, souvenez-vous en."

Il pensait réellement ce qu'il venait de dire. Il savait que les efforts qu'il allait demander à Ellen avaient toutes les chances de lui couper l'envie d'aller plus loin. Mais maintenant qu'il avait accepté sa requête de l'aider, il en faisait une affaire personnelle. Peut-être voyait-il cela comme un défi ? Difficile à dire. Quoi qu'il en soit, le vieil armurier bourru et peu délicat était prêt à poursuivre la jeune femme jusque dans son plus sombre cauchemar pour la forcer à finaliser ses compétences guerrières.
Sveinn repointa l'un de ses vilains doigts vers les "appareils" de musculation et illustra ses propos :

"Vous ne serez jamais capable de soulever, même pour un instant, le moindre de ces boulets. Jamais vous ne lèverai du sol, même de quelques centimètres, votre amie la hache. Jamais."

Il était quand même un peu théatral, ce gars, en y repensant. Ca devait venir de son passé lointain de légende vivante, il avait eu pour habitude de représenter la puissance à l'état brut en public, il gardait ce genre d'effet comme des séquelles de ce temps-là.

"Mais on s'en fout. Complétement. Je n'ai aucune intension de faire de vous une combattante plus musclée qu'un taureau. Ce n'est pas votre destin, Mademoiselle."

Non, ca paraissait évident. Dans une métaphore animale elle se rapprochait plus d'une rachitique chatte toute juste sevrée que d'un bestiau capable d'encorner un être humain sur une simple charge. Ca, c'était plutôt lui.

"On va donc travailler votre agilité. Si vous deviez vous... Sans jeux de mots, vous "mesurer" à un ennemi d'une taille similaire à la mienne, vous l'escaladerez en quelques gestes experts et lui trancherez la jugulaire avant qu'il n'ai eu le temps de se rendre compte que vous avez votre main gauche en appui sur son épaule et votre pied appuyé contre le bas de son tronc. Voila comment vous ferez."

Il énonça alors une évidence :

"Nous allons travailler, en plus de la maitrise de votre dague, votre agilité et votre vitesse de frappe jusqu'à ce que l'une et l'autre frisent le niveau le plus haut jamais atteint en matière de déplacements."